Née en 1985 à Paris

Vit et travaille à Paris

Procréation du tableau 

 

Paul Valéry disait magnifiquement du poème qu’il était une « hésitation prolongée entre le son et le sens »[1] : pour le formuler autrement (et moins bien), un équilibre délicat entre la musique des mots et le message qu’ils transmettent, à qui veut bien l’entendre. Un tableau figuratif — si l’on admet, pour filer la métaphore, qu’un tableau abstrait ne prend le parti que d’une musique des formes — pourrait de même être vu comme un moment magique d’équilibre, entre l’image identifiable du monde et la sensualité des gestes et des matières qui nous restituent ce dernier sur la simple surface d’une toile ou d’un panneau de bois. D’une mauvaise peinture, on dit volontiers qu’elle est une « croûte », parce que l’apprentie ou l’apprenti artiste a cru bon d’accumuler la matière sur un support, de préférence au couteau (depuis le milieu du XIXe siècle, un outil des peintres au même titre que le pinceau), pour donner de la substance à son œuvre, crier naïvement « peinture ! » à l’oreille du spectateur, comme l’écrivain débutant croit donner du corps à ses textes en les truffant d’adverbes et d’adjectifs : mais l’harmonie, subtile, dans la peinture, entre la matière qui représente le réel et le réel représenté, est affaire de funambule, pas de maquignon. Marine Wallon excelle à maintenir ses plages de couleur, animées de subtiles variations par un pinceau expert, à la frontière ténue entre la forme séduisante et l’image qu’elle devient quand on lui prête attention, image qui éveille le souvenir des expériences vécues dans la nature, et dans ces petits théâtres de nos vies qu’on appelle paysages. Il y a plus d’un siècle, le dramaturge suédois August Strindberg, dont on oublie souvent qu’il fut aussi un grand peintre, a décrit avec précision l’émotion que nous ressentons, quand nous voyons sous nos yeux la matière se métamorphoser en image (en particulier dans les peintures qu’il disait, en 1894, « modernistes », et que nous dirions plus simplement « modernes ») : « D'abord on n'aperçoit qu’un chaos de couleurs, puis cela prend un air, ça ressemble. Mais non, ça ne ressemble à rien. Tout d’un coup un point se fixe, comme le noyau d'une cellule, cela s’accroît, les couleurs se groupent autour, s’accumulent : il se forme des rayons qui poussent des branches, des rameaux comme font les cristaux de glace aux fenêtres... Et l’image se présente pour le spectateur qui a assisté à l’acte de procréation du tableau. Et ce qui vaut mieux : la peinture est toujours nouvelle : change d’après la lumière, ne lasse jamais, se rajeunit, douée du don de la vie »[2]. Les toiles de Marine Wallon sont toutes des célébrations de ces sursauts de l’œil et de l’esprit qui font le mystère de l’émotion esthétique, cette « procréation du tableau » à laquelle l’artiste invite spectatrices et spectateurs. On comprend vite que leurs titres, un peu mystérieux, (Cordoama, Caslè, Acotango...), sont des noms de lieux, exotiques, qu’elle a peut-être explorés, souvent des bords de mer sauvages, des fleuves, des canyons, des parois montagneuses. Les personnages qu’on y reconnaît quelquefois n’ont pas la majesté des promeneurs romantiques que Caspar David Friedrich plaçait dans ses paysages, ils sont de notre temps, fixés par la photographie, parfois même, on le sent, par une photographie banale, ils nous donnent une échelle. Mais la peinture, et celle de Marine Wallon aujourd’hui de manière exemplaire, fait au paysage ce que la photographie ne réussit jamais : elle l’incarne — peut-être parce que les pigments viennent de la terre, et entretiennent avec les roches, les fleuves et même les labours, qui sont de la peinture à même un sol qu’on aurait amoureusement peigné — une relation de cousinage que personne ne pourra jamais rompre, pas même le plus intelligent des téléphones intelligents, fût-il doté des meilleures optiques. La peinture n’est jamais si belle que quand elle résiste un peu à l’image, comme la pente du terrain résiste au pas du promeneur...

 

 

Didier Semin
Louze, Rives Dervoises, novembre 2022

 

 

`[1] Paul Valéry, Rhumbs, in Tel Quel, Œuvres, tome II, Paris, Gallimard, 1960, p. 637.
[2] August Strindberg, Du hasard dans la production artistique, Paris, L’Échoppe, 1990, p. 21 [1894 pour la première publication en revue].

 

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Procreation of the painting 

Paul Valéry described the poem magnificently as a "prolonged hesitation between sound and meaning" [1]: to formulate it differently (though not so well), a delicate balance between the music of words and the message they convey, to anyone wanting to hear it. If one agrees, in order to extend the metaphor, that an abstract painting only subscribes to the music of shapes, a figurative painting could likewise be seen as a magical moment of balance between an identifiable image of the world, and the sensuality of the gestures and matter that reconstitute it on the simple surface of canvas or a wooden panel. A bad painting is commonly referred to in French as a "croûte" (literally a "crust", or "heap of slag"), because the aspiring artist thought it would be a good idea to accumulate matter on a support, preferably with a knife (a tool used by painters since the mid-19th century, just like a brush) to give his or her work substance, to naively shout "Painting!" in the spectator's ear, just as budding writers believe they will give substance to their texts by cramming them with adverbs and adjectives. But in painting, subtle harmony between the material representing what is real and what is presented as real, is the work of a tightrope walker, not a grifter. Marine Wallon excels in maintaining expanses of colour animated by subtle variations achieved by expert brushwork, on the tenuous border between an appealing shape and the image it becomes when one pays attention; an image which stirs the memory of experiences in nature, and those little theatres of our lives that we call landscapes. Over a century ago, the Swedish playwright August Strindberg, who we often forget was also a great painter, described with great precision the emotion we feel when we see matter transformed into images before our eyes (particularly in paintings he called "modernist", in 1894, and that we would more simply refer to as "modern"): "At first you see nothing but a chaos of colours; then it begins to look like something, it resembles - no, it does not look like anything. All of a sudden, a point detaches itself; like the nucleus of a cell, it grows, the colours are clustered, heaped around it; rays develop, shooting forth branches and twigs like ice crystals on window panes... And the picture reveals itself to the viewer, who has attended the birth of the painting. And what is more: the painting is always new, it changes with the light, never growing tired, springing to life anew, endowed with the gift of life". [2] Marine Wallon's canvasses are all celebrations of these jolts to the eye and mind that compose the mystery of esthetic emotion, this "procreation of the painting" which the artist invites spectators to see. We soon understand that their titles, rather mysterious (Cordoama, Caslè, Acotango...), are the names of exotic places that she has perhaps explored, often wild seafronts, rivers, canyons, mountainsides. The figures we sometimes recognize here do not have the majesty of romantic walkers placed by Caspar David Friedrich in his landscapes; they are of our era, fixed by photography, even occasionally, one feels, by a banal photo, to provide scale. Though painting, and that of Marine Wallon today, in exemplary fashion, does for the landscape something that photography never achieves: it embodies it - maybe because pigments come from the soil, and maintain with rocks, rivers and even ploughed land, which are paintings on the very earth that has been lovingly combed -, a cousin-like relationship that no-one could ever sever, not even the smartest of smartphones, even when endowed with the finest optics. Painting is never more beautiful than when it gently resists the image, rather like sloping land that resists the walker's steps... 

 

 

Didier Semin
Louze, Rives Dervoises, November 2022

Translated from the French by Jill Harry

 

[1] Paul Valéry, Rhumbs, in Tel Quel, Œuvres, volume II, Paris, Gallimard, 1960, p. 637.
[2] August Strindberg, Du hasard dans la production artistique, Paris, L’Échoppe, 1990, p. 21 [1894 for the first publication in a review].

 

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Marine Wallon, la peinture en mouvement

Les motifs de Marine Wallon, centrés sur les thèmes des roches, du ciel, de la mer ou des champs, sont reconnaissables… Zoomés et dézoomés, ils témoignent d’une certaine perception du paysage, dans laquelle l’artiste développe sa picturalité. D’emblée, elle résout la question du sujet en partant de captures d’écrans de films, professionnels ou amateurs, la plupart du temps à caractère touristique. « Cela me permet de faire appel à l’ailleurs, explique-t-elle. Si je me suis concentrée au départ sur les États-Unis, j’aime me dire qu’aujourd’hui, j’ai des œuvres qui proviennent des cinq continents… C’est une manière de figurer le monde réel, car il existe à travers ces archives, tout en provoquant un déplacement géographique de l’ordre de l’imaginaire. »

 

Après une longue formation à la pratique de l’argile et du dessin, la peinture s’est imposée à Marine Wallon, par l’ampleur du geste et la possibilité d’y faire circuler le regard. L’artiste réalise quelques croquis préparatoires puis laisse « parler » la peinture, dans un subtil équilibre entre contrôle et lâcher-prise. « Mon regard doit alors être très concentré, pour favoriser la liberté du mouvement. » Elle assoit ainsi ce lien entre paysages reconnaissables et abstractions prononcées, dévoilant au passage son admiration pour le peintre américain Milton Avery.

 

S’appuyant sur une narration peu définie, voire troublée, Marine Wallon travaille la dynamique de ses toiles, soit par un point de couleur vive qui va jouer avec les tonalités complémentaires, soit par un petit personnage qui évolue au cœur d’un tracé matiériste et presque sculptural. « Plus que tout autre médium, la peinture autorise cette forme de surprise et de surgissement, qui emporte tout ! », conclut-elle.

 

Marie Maertens, article Connaissance des Arts, mars 2023

 

Marine Wallon, painting in movement

 

Centered around the theme of rocks, the sky, sea and fields, Marine Wallon's motifs are recognisable… Zooming in and out, they bear witness to a certain way of perceiving the landscape through which the artist develops her pictorial approach. From the outset, she resolves the issue of the subjet by starting with screenshots from films by professionals or amateurs, most often of a touristic nature. "It allows me to call upon the elsewhere," she explains. "While I initially concentrated on the USA, I now like to say that I have works which come from all five continents… It is a way of depicting the real world as it exists in these archives, while triggering a geographical displacement for the imagination."  

 

After long training in drawing and the use of clay, painting prevailed for Marine Wallon for the amplitude of the gesture it requires, and the way it allows the gaze to circulate within it. The artist makes preparatory sketches then invites painting to "speak" in a subtle balance between control and letting go. "My gaze must then be highly focused, to encourage freedom of movement." She thus establishes a link between recognisable landscapes and powerful abstractions, unveiling, in so doing, her admiration for American painter Milton Avery.

 

Opting for open-ended, even blurred, narration, Marine Wallon concentrates on the momentum of her canvases, either with a dash of bright colour that plays with complementary tones, or by means of a little character who emerges from a textured, almost sculptural, shape. "More than any other medium, painting allows for this kind of surprise and emergence, sweeping everything else away!"

 

Marie Maertens, article in "Connaissance des Arts", March 2023

 

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FR / Strates, tensions et vibrations

La peinture de Marine Wallon, matérielle et sensuelle, interroge les différents éléments

constitutifs de la peinture. Elle s’inscrit dans la tradition du paysage, de Patinir à Cézanne, de

Van Gogh à Alex Katz, paysage terrestre, lacustre ou marin, paysage de neige, de campagne ou de désert.

Elle joue des dimensions de la toile, monumentale ou de petit format. Elle est figurative mais pousse jusqu’aux limites de l’abstraction certaines zones peintes, passant ainsi du réel à l’imaginaire. Elle use de toutes les ressources de la couleur. Elle part d’images glanées sur certains sites d’archives, souvent des vidéos amateurs ou publicitaires vantant les attraits de sites touristiques. « Je cherche dès le départ, précise l’artiste, une certaine instabilité, un sujet de nature avec un élément fort du paysage pour qu’une figure puisse trouver sa place dans le territoire ».

Il est donc ici question de nature, de terre et même de géologie. Des toiles comme Bonenza (2018) ou Kabangama (2021), par exemple, affichent de manière frontale d’immenses plans de roches aux strates colorées. Celles-ci se superposent comme un mille-feuilles, s’imbriquent les unes aux autres, puis se courbent, se transforment en vagues puissantes. Dans leur épaisseur de matière, on décèle le travail de la spatule, du racloir. Dans leur mouvement, on reconnaît le geste tournant, arbitraire, puissant, qui rend solide la vague et liquide la pierre.

À la question de savoir d’où vient son goût de la géologie, Marine Wallon répond qu’elle se souvient d’étés d’enfance où elle recherchait des fossiles dans la Drôme, qu’elle a photographié lors d’un échange culturel aux États-Unis le Glen Canyon « un explosé de couleurs », qu’elle s’intéresse aux déformations subies par les roches. « Cela fait plusieurs années que je sens dans la géologie structurale un parallèle avec les tensions et vibrations que je recherche dans la peinture », ajoute-t-elle. Et c’est vrai qu’il y a une musicalité, une chorégraphie, dans les peintures de Marine Wallon où la matière s’étire, devient fluide, où la composition s’amuse des plongées et des contre-plongées, où le geste se poursuit au-delà des limites de la toile. Des peintures sonores, mouvantes, induisant une certaine synesthésie.

« Une expérience loin des mots et plus proche d’un éveil des sens », conclut l’artiste qui écoute, tout en peignant dans l’atelier, le bruit du vent ou celui de la mer.

Guy BOYER, 2022

 

EN / Marine Wallon’s material and sensual painting interrogates the different elements that constitute the medium. It is inscribed in the landscape tradition, from Patinir to Cézanne, from Van Gogh to Alex Katz. Plain, forest, lake or sea, landscapes that are snowy, bucolic or desert-like. She plays on the dimensions of the canvas, from monumental to small format. She is figurative but pushes certain painted areas to the limits of abstraction, shifting from reality to the imaginary. She uses all the resources of colour. She starts with images gleaned from archive site, often amateur videos or advertisements touting the attractions of tourist sites.

“From the start”, says the artist, “I am looking for a certain instability, a natural subject and a powerful feature in the landscape that will allow a figure to find its place in the territory.” This work, then, is about nature, earth and even geology. In the thickness of the material, we can read the work of the spatula, the scraper. In their movement, we recognise the rotating, arbitrary, powerful gesture that makes the wave solid and the stone liquid.

“For several years now I have been aware of a parallel between structural geology and the tensions and vibrations that I look for in painting”, she adds. And it is true that there is a musicality, a choreography, in Wallon’s paintings in which the material stretches and becomes fluid, where the composition plays with steep downward and upward views, where the gesture continues beyond the limits of the canvas. These are paintings with sound and movement. They induce a certain synaesthesia.

This is, concludes this artist who paints the noise of the wind or sea in her studio, “An experience far from words and closer to an awakening of the senses. “

 Guy BOYER, 2022

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Marine Wallon fauche. Le geste est franc. Il taille le paysage. Ses peintures semblent relever de ces calcaires italiens, dites pierres à images qui une fois tranchées, laissent deviner des vues pastorales. La paésine, tel est le nom de cette fantaisie minérale, se forme selon une lente sédimentation fractionnée par les mouvements de tectonique. Enfouie dans des gisements antédiluviens, c'est bien l'action de l’œil humain qui vient débiter puis polir cette roche afin d'en révéler le panorama. La peintre coupe pareillement dans sa matière iconographique. Elle fouille la texture de films amateurs ou promotionnels, décrypte pour mieux décrire ces documents que l'on regarde peu, pas, plus. Ses captures d'écrans se font au sens propre. L'artiste chasse la bonne composition durant des séances de trois à cinq heures de visionnage électronique, derrière son moniteur, comme on pêcherait avec patience et tact. Puis ça mord. Il existe ce fabuleux mot, pittoresque. Digne d'être peint. Et d'un enregistrement à l'autre, la trappeuse vagabonde avec cet objectif. Elle confie sa gourmandise pour les filtres que les autres placent entre la Nature et elle. Ces retranscriptions sont un soulagement. Une herborisation sur le motif l’horrifierait par la prolifération des détails, alors qu'elle cherche justement à condenser les sensations. La brosse est son outil de prédilection, pour appliquer la couleur tout en l'étirant en flux continu. Le balayage cathodique est respecté. Son envie d'infini se lit dans la flagrance des hors-champ qui visent à ne jamais rien enfermer. Les figures de ses décors sont d'ailleurs toujours dans des espaces extérieurs, en marche vers je-ne-sais-quoi. Une mise en abyme s'opère avec ces regardeurs dédoublant l'expérience des parages de Marine Wallon.
« J'ai un rapport assez claustrophobique aux choses. »

Joël Riff, 2019

 

EN / Marine Wallon cuts. The gesture is frank, it clips the landscape. Her paintings are like Italian limestone, known as stones with images, that once sliced, reveal pastoral landscapes. Ruin marble, the name given to this mineral fantasy, is formed by a slow sedimentation fractionated by tectonic movements. Buried in antediluvian deposits, it is the action of the human eye that comes to cut then polish the rock in order to reveal the panorama. The painter cuts into her iconographic material in the same manner. She scours the textures of amateur and promotional films, decoding these documents that we watch very little, not at all, or perhaps, no longer. Her screenshots are done literally. The artist hunts for a good composition during three to five hour sessions of watching things behind her monitor, as one would fish with patience and tact, before something bites. There is this fabulous word, picturesque. Worthy of being painted. From one video to another, the hunter wanders with this goal. She confides her greed for filters that others place between nature and herself. These transcripts are reliefs. To botanize the motif would horrify her by the proliferation of details, as she seeks precisely to condense sensations. The brush is her tool of choice, to apply color while stretching it in a continuous flow. Cathodic scanning is respected. Her desire for infinity can be read in the flagrance of the off-screen that aims to never confine anything. The figures in her decors are always placed in exterior spaces, moving towards who knows what. A mise en abyme occurs with the viewers duplicating the experience of Marine Wallon’s surroundings. 

“I have quite a claustrophobic relationship to things.” 

Joël Riff, 2019

Translated from the French by Katia Porro

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Habiter les images

L’œil innocent n’existe pas. Il s’agit d’un mythe, aujourd’hui révoqué par une approche constructiviste du regard, toujours déjà informé par des prototypes visuels et des schémas mentaux culturellement transmis. De même, l’idée d’une expérience « pure », « immédiate », a désormais cédé la place à celle d’une expérience toujours mêlée de représentations. C’est à partir de ce topos que Marine Wallon élabore son travail. Le paysage est son principal motif, en particulier ceux des grands espaces américains, soumis à un régime de visibilité accru depuis l’origine de la photographie et du cinéma. Aussi, loin de les peindre sur le vif, l’artiste les restitue d’après des images extraites de films anonymes, produits par des particuliers, des agences de voyage ou encore des offices de tourisme. Autant de montagnes, de forêts et de déserts dont elle dissout les contours par de larges coups de pinceaux et dont elle schématise les reliefs dans des formes simples et vigoureuses. Tout se passe ici comme si la peinture défaisait les images dont elle s’inspire, en troublait la lisibilité par des effets de texture et de matière pour donner à sentir les forces telluriques de leurs référents. Néanmoins, appartenant à une génération pour laquelle les images ne constituent plus un redoublement du réel, mais le milieu dans lequel baigne tout individu, l’enjeu n’est pas pour l’artiste de vider ses toiles des clichés qui leur préexistent, afin de renouer avec ce qui serait une expérience « authentique » de la nature, mais au contraire d’éprouver celle-ci avec et à travers les représentations qui peuplent notre imaginaire.

Intranquillité

Images d’images de paysages, les peintures de Marine Wallon n’en perturbent pas moins nos repères habituels. En effet, quoique circonscrits à la surface des toiles, en recouvrant leur quasi-intégralité, les éléments naturels qui les composent forment des sortes de plans aux coordonnées spatiales ambiguës, donnant une impression d’ampleur et suggérant un espace infini. Une sensation d’égarement et d’immersion les accompagne, peut-être également partagée par les personnages que l’artiste représente souvent sur le premier plan de ses toiles. Seuls ou en groupes, vus de dos ou en profil perdu, leurs traits sont seulement esquissés, de telle sorte que notre regard glisse sur eux pour circuler et se perdre dans l’immensité des paysages auxquels ils font face. À rebours de toute emprise sur la nature, ces individus paraissent au contraire débordés par celle-ci, indifférente à leur présence et comme mue par la pression incessante de ses forces. Ainsi, bien que les paysages de l’artiste semblent de prime abord idylliques et emprunts de sérénité, une certaine tension et inquiétude les habitent en réalité, en partie liées au mouvement incessant d’un monde qui échappe. Aussi n’est-ce pas un hasard si de nombreuses toiles ont pour titres des noms d’anciens territoires amérindiens, comme si la volonté occidentale de maîtrise de la nature ne parvenait pas intégralement à en dompter les puissances anciennement craintes et célébrées. D’une certaine manière, plutôt que de paysage, construction humaine par excellence, il s’agit peut-être ici davantage de géologie, participant d’une logique de décentrement du regard. Un regard intranquille, convoquant non pas la maîtrise du visible mais au contraire son surgissement insaisissable.

Sarah Ilher-Meyer, 2018

EN / Inhabit the image

The innocent eye does not exist. It is a myth, revoked today by a constructivist approach to seeing, always informed by visual prototypes and culturally transmitted mental schemas. At the same time, the idea of a “pure,” “immediate” experience has now been replaced by an experience always mixed with representations. It is from this topos that Marine Wallon elaborates her work. Landscapes are her main subject, particularly those of open American spaces, subject to a regime of increased visibility since early photography and cinema. Far from painting on the spot, the artist renders her landscapes from images extracted from unknown films made by individuals, travel agencies or even tourist offices. Mountains, forests and deserts whose contours she dissolves with large brush strokes and whose reliefs are schematized in simple and vigorous forms. Everything happening here is as if painting undid the images that inspire her, disturbing their legibility through textural and material effects to give the feeling of telluric forces and their referents. However, belonging to a generation for which the image no longer constitutes a repetition of reality but rather the environment in which each individual bathes, the challenge for the artist is not to empty her paintings of pre-existing clichés in order to reconnect with what would be an “authentic” experience of nature, but rather to experience it with and through the representations that populate our imagination. 

 

Intranquility

Images of images of landscapes, Marine Wallon’s paintings disturb our usual landmarks. Indeed, all that is confined on the canvas surface, covering it almost entirely, and the natural elements that compose them form planes with ambiguous spatial coordinates, giving the impression of depth and suggesting infinite space. A sensation of bewilderment and immersion accompany her landscapes, perhaps also shared by the figures that the artist often presents in the foreground of her canvases. Alone or in groups, seen from behind or in a perturbed profile, their features are only sketched, in such a way that our gaze glides over them to circulate and get lost in the vastness of the landscapes that they face. Against any hold on nature, these individuals seem on the contrary overwhelmed by a nature indifferent to their presence and moved by the incessant pressure of its forces. Thus, although the artist’s landscapes seem at first sight idyllic and borrowed from serenity, a certain tension and anxiety actually inhabit them, partly related to the perpetual motion of a world that escapes us. It is therefore not a coincidence that many paintings are named after ancient Indian territories, as if the Western desire to control nature could not fully tame the powers formerly feared and celebrated. In a certain way, rather than landscape– human construction par excellence – it is perhaps more so geology participating in a logic of shifting the gaze. An intranquil look, summoning not the mastering of the visible but rather its intangible occurrence. 

Sarah Ilher-Meyer, 2018

Translated from the French by Katia Porro